lundi 21 juillet 2008

Georges Simenon, "Le Haut Mal"



Les ravages d'un amour maternel mortifère



Dès 1943 (dans sa huitième série), la revue
Indications avait pressenti en Simenon «un des romanciers les plus étonnants». Mais regrettait qu'il n'ait «pas de génie» et le réservait à des «lecteurs formés, comme délassement intelligent», craignant que «cet art qui tire le meilleur de ses moyens du procédé cinématographique (...) n'aggrave dangereusement la paresse intellectuelle et la passivité»... En cette année anniversaire pour l'un et pour l'autre, l'occasion est là de regarder de plus près un roman d'une période transitoire pour l'écrivain qui, sans se débarrasser de la formule policière, l'utilise à d'autres fins. L'occasion aussi, pour une fois, de tenter d'explorer la lecture comme activité, au moins autant que d'exposer son résultat, à propos d'un texte où le non-dit catalyse beaucoup de choses ── le non-dit pas seulement chez les personnages, mais en tant qu'il est aussi celui de l'auteur. (Et l'occasion de signaler, au passage, le bel essai de Anne Richter, Simenon malgré lui, elle voit magnifiquement dans le goût de l'auteur pour la mer et l'ailleurs autre chose qu'une ascendance remontant aux "Celtes bretons"...). L'équilibre entre ce que le romancier donne à voir, sans plus, et ce que cela ouvre, sans qu'il cherche à les élucider, sur des gouffres du coeur humain donne sa solidité particulière à un petit roman méconnu mais fascinant à interroger. La lecture proposée ici ne peut évidemment retenir en quelques pages que certains éléments; au lecteur, s'il se pique au jeu, de la continuer en y intégrant ceux auxquels elle a dû renoncer...

* * *

Une femme fait basculer par la lucarne d'un grenier à grains son beau-fils en proie à une crise d'épilepsie. Nous assistons au crime: l'intérêt ne sera pas d'identifier l'assassin. Ni, par ailleurs, de découvrir assez rapidement un mobile visible, extérieur, de l'assassinat: mettre la ferme en vente publique et s'approprier la moitié de sa valeur. Ce sont toutefois les procédés d'une démarche investigatrice qu'il nous faudra mettre en oeuvre pour démêler l'enchaînement de tout ce qui s'ensuivra.
En s'en tenant à la surface des faits soi-disant principaux, on pourrait (très mal) les résumer comme suit: le décès passe pour accidentel; la jeune veuve, Gilberte, retourne vivre avec sa mère et ses deux soeurs; la ferme est vendue; les déclarations d'un ouvrier agricole arrêté pour cambriolage font planer sur la mère des soupçons qui mènent Gilberte au suicide et poussent la cadette à quitter le village; la mère déjoue les accusations qui la mettent en cause et la vie continue son cours, pour elle et sa fille aînée. Dans la grisaille et la monotonie des «ambiances à la Simenon»...
Un tel résumé écarte en tant que secondaires ou seulement utiles à une «création d'atmosphère» des personnages et des évènements chargés en fait de véhiculer un sens d'une ampleur insoupçonnée au premier abord, mais qui sourd et qui suinte aux endroits les plus inattendus.

Face à la mère, Mme Pontreau, est immédiatement posé le personnage d'une femme de journée, la Naquet. Deux figures antagonistes, deux piliers sur lesquels se bâtit le roman. Elles s'affrontent dans le chapitre central, en une rencontre où est brièvement évoqué un dompteur devant un fauve. Le lecteur est mis en mesure de deviner que la Naquet peut faire chanter la belle-mère du jeune fermier s'il remarque les «très petites gouttes de sueur» (p.83) sur la lèvre d'une Mme Pontreau raide et hautaine et s'il revient aux instants d'avant et d'après le meurtre, aux oignons, au thym et à la ciboule déposés puis repris (pp.17-20) sur la margelle du puits, comprenant alors que la servante peut les avoir remarqués. Procédé d'enquête policière, bien sûr, tout comme le détricotage des indices d'une complicité puis d'une brouille entre la Naquet et le valet de ferme.
Mais pourquoi le lecteur entrerait-il dans un rôle d'enquêteur puisqu'il connaît l'assassin? Et puisque la vigueur du flux narratif, son économie de moyens, l'absence (bénie, n'est-ce pas?) de descriptions, l'entraînent à poursuivre. A poursuivre pour savoir? Pour comprendre? Comprendre quoi? S'il n'y a pas de descriptions, il y a encore moins d'introspection, d'analyse de sentiments, de commentaires psychologiques. Et pourtant, on sent une charge humaine intense, quelque chose de dramatiquement vrai dans une tension qui monte et s'épaissit au fur et à mesure que les évènements s'entrecroisent, sans que soit explicité ce qui les lie.

Le recours à des outils élémentaires d'analyse du récit, s'il ouvre au plaisir en somme assez technique d'apprécier l'extraordinaire agencement de toute l'histoire, doit surtout mener à voir s'en dégager du sens. Limité ici à quelques très grandes lignes, l'apport de ces outils aboutit à un schéma où deux
sujets poursuivent chacun une quête dont les objets sont différents, sans être concurrentiels. Ces objets sont désignés à la fin du roman, quand la quête est, fût-ce partiellement, aboutie ou déçue. Pour la Naquet, il s'agit d'obtenir la considération dont elle est privée depuis toujours; pour Mme Pontreau, de garder la mainmise sur ses filles, coûte que coûte (le prix dût-il être, on le verra, vertigineux). Ce qui devrait permettre à chacune d'atteindre l'objet de sa quête, le premier élément adjuvant, c'est ── ce devait être ── la mort de Jean Nalliers, le mari de Gilberte. Cela posé, l'intérêt sera de suivre les mouvements des quêtes respectives, qui se heurtent et s'entravent mutuellement: quand l'une avance, l'autre recule. Quelle emprise gardera Mme Pontreau sur ses filles si la Naquet révèle ce qu'elle sait (peut-être)? Et quel moyen pour celle-ci de s'élever socialement si ce n'est de vendre cher son silence (à qui lui paraît fortuné)?
Pour déceler dans ce jeu réciproque de progression/régression les éléments qui font avancer ou qui freinent chaque quête, le lecteur reconstitue toute une série de rapports, dans une démarche d'investigation analogue à celle de l'enquêteur. Pas plus que ce dernier, il ne dispose d'autre chose que de faits, de gestes, de paroles prononcées, d'attitudes observées. Pas de confidences, de desseins dévoilés, de regrets énoncés. Pourquoi, par exemple, la Naquet s'acoquine-t-elle avec l'ouvrier agricole pour l'éconduire ensuite? Aucune raison d'ordre sentimental ou psychologique ne l'explique, mais le rôle-pivot du valet de ferme est capital: il fonctionne, bien involontairement, comme adjuvant, d'une quête d'abord, de l'autre ensuite.

Tandis qu'il recompose la mosaïque des évènements et des indices en procédant le plus souvent à reculons comme pour un roman policier, le lecteur voit peu à peu, sous les faits et les gestes qu'il soupèse, se constituer une trame plus nettement textuelle et se relier des éléments qui deviennent significatifs à un autre niveau, bien plus troublant.
Jean Nalliers est mort précipité d'une lucarne, Gilberte se tue (comme on dit... mais dans quelles circonstances!) en se jetant par une fenêtre. La trappe qui mène au grenier chez les Pontreau est explicitement (p.125) rapprochée de la trappe du grenier de la ferme et les deux mentions précèdent de peu les deux décès (considérés dans la chronologie «réelle», laquelle est délibérément brouillée en ce qui concerne Gilberte). L'enterrement de Jean et celui de Gilberte occupent une place symétrique dans la structure du roman: après les deux premiers chapitres, avant les deux derniers.
Suite à la rumeur qui se répand, au chapitre VII, que Mme Pontreau pourrait être soupçonnée, un mouvement de foule hostile provoque un accident et un enfant est écrasé. «L'enterrement de Jean Nalliers avait eu lieu sous le signe de la chaleur et du soleil. Cet enterrement-ci évoquerait désormais une tempête (...)» (p.144). Il est impossible, au début du chapitre IX, de ne pas penser que c'est l'enfant qu'on enterre. Jusqu'à l'effet de surprise: «Gilberte était morte. C'était elle que les quatre hommes emportaient dans un cercueil» (p.146).
Voilà trois morts violentes qui se superposent, et celle qui sépare la troisième de la première dans le temps du récit, la mort du «plus joufflu, du plus blond» ── comme un petit Jésus...? ── «des bébés de la Marie» (p.123) est peut-être bien celle qui les unit sur le plan du sens. «Des récits présentent, sous l'aspect anodin d'un fait-divers, la structure des rituels magiques dans les sociétés archaïques. Une mort, ardemment souhaitée, est achetée soit par un sacrifice humain soit par une offrande de substitution. Pour que ce mythe archaïque ressurgisse, il faut des conditions de stress exceptionnelles», lit-on dans l'essai de J.N. Kapferer,
Rumeurs.
Dans ce chapitre IX le père de Jean Nalliers réapparaît; il trouve sa place dans le schéma d'analyse, celle de
destinateur-destinataire. Aux funérailles de son fils, il avait lancé à l'assemblée: «On verra bien s'il y a un Bon Dieu!» (p.46). Le jour de l'enterrement de Gilberte, «une flamme de triomphe dans les yeux», il s'enivre, satisfait: «Bien fait! (...) Est-ce que je l'avais dit?» (pp.146-147). La boucle est bouclée: oeil pour oeil, dent pour dent, fille pour fils. Justice est faite. Au prix de la vie. La mort de l'enfant apparaît ainsi comme le prix payé par le groupe, solidaire du vieux Nalliers, pour rétablir l'équilibre. Loin d'être anecdotique, le personnage ── pas la personne ── du père Nalliers ouvre et ferme l'arène, si l'on peut dire, où la mêlée sera d'autant plus âpre qu'elle a lieu dans la touffeur épaisse du silence. L'arène des forces obscures, jamais nommées, mais que l'oeil du romancier Simenon voit et nous fait voir. Parce que l'homme Simenon, sans doute, a connu l'effroi à leur contact: à cet égard, Pedigree, en ce qu'il a de très largement autobiographique mais aussi en ce qu'il tait, transforme ou élimine symboliquement, ouvre bien d'autres pistes...

Au ras de l'écriture, dans ce qu'elle a de plus immédiat, le motif de «l'un pour l'autre», de l'inversion, de la substitution, diffus ici et là, est très présent dans ce même chapitre: «en sens inverse», «à la place de», «c'était [le juge] qui avait l'air d'un médecin», les traits du fils qu'on retrouve dans ceux du père... Ce motif prend un relief surprenant lorsque au retour du cimetière, l'aînée a «un frisson de panique en pensant soudain que c'était la place de Gilberte qu'elle occupait» sur le canapé (p.158). Cela s'inscrit dans une scène presque hallucinée, où mère et fille «n'entendaient plus le tic-tac de l'horloge», où le temps s'abolit, où les images du passé se surimpriment sur le présent. Dans la chaleur du poêle, Hermine «se sentait enfant», elle s'assoupissait, ses lèvres «s'écartèrent comme les lèvres d'un bébé qui rêve» et sa mère la «regardait comme si c'eût été un nouveau-né» (pp.157-159).
Quand Mme Pontreau a dû soulever son gendre inerte, elle a eu, «un instant, l'air de serrer un monstrueux enfant dans ses bras» (p.19)...

Le silence se referme. Comme la maison Pontreau, où habite désormais madame Naquet qui a contraint Mme Pontreau à l'engager, mais au pair (la veuve Pontreau est désargentée), où survit Hermine «en gris, prisonnière des deux femmes en noir» (p.187) ── une femme avortée. Les gens ne savent pas «si oui ou non on a découvert quelque chose» (p.184), et ça leur est égal. Tout se calme, ou plutôt se fige.
Tout redevient lointain, dans le temps comme dans l'espace. On émerge du marasme au dernier chapitre, quand des années plus tard Viève, la cadette, depuis le début à l'écart de l'ambiance délétère, celle qui partait à vélo, qui était amoureuse en cachette et que Mme Pontreau a rayée de sa vie, montre à ses enfants sans y entrer la maison de leur grand-mère.
Mais sa petite fille, à qui Simenon laisse la dernière réplique ── «Moi aussi?» fait-elle quand sa mère dit au garçon: «Mets ton béret, car il y a du vent» ── n'est-elle pas, déjà, un peu trop obéissante?

Un petit roman terrible.


Claire Papageorgiadis


Georges Simenon
Le haut mal
Paris, Fayard, 1933
Roman, 188 pages


la pagination renvoie à l'édition de poche

(article publié dans Indications, 2003
repris dans la revue de la SBPF  Français 2000, "Entrer dans la lecture", avril 2004)
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